Autrement dit sommes-nous prêts à nous engager dans la transformation qu’elle propose et faire grandir notre conscience humaine ?

Nous venons de vivre une épreuve collective : le confinement. Mais l’épreuve a ceci de paradoxal : qu’elle soit personnelle ou collective, elle est à la fois singulière à chacun et recèle des éléments universels. Singulière, elle renvoie dans un face à face avec soi. Universelle, elle mobilise en nous toujours les même ingrédients : la douleur bien sûr, mais surtout le découragement et le courage, l’impatience et la patience, le désespoir et l’espoir.

Elle nous ébranle et dans cet ébranlement, remet des horloges en mouvement qui s’étaient arrêtées. Car les êtres humains se transforment par leur vécu. Il ne suffit pas de savoir que nous vivons une crise sanitaire, une crise écologique, une crise économique. Il faut la vivre dans la durée. Tout enseignement se fait dans la durée. Et toute épreuve a valeur d’enseignement.

L’épreuve vient nous questionner : sommes-nous prêts à nous engager dans la transformation qu’elle propose ? Ou voulons-nous, vite, vite, reprendre nos habitudes, notre connu, passer à autre chose, cet autre chose que nous connaissons en fait très bien ? Dans l’épreuve tout est questionné : notre rapport au temps, à nos proches, nos familles, au travail bien entendu, à la santé, à la consommation, à la politique. Mais surtout notre façon de vivre et d’être au monde.

On découvre qu’il nous faut tenir tout en lâchant prise (quel paradoxe étonnant et détonnant), que notre patience et notre confiance sont durement mises à l’épreuve justement. Elle mobilise notre faculté d’engagement à un endroit particulier : non pas une volonté mais un accord profond avec ce qui est en train de nous arriver. S’engager, c’est aussi dans ce moment de notre histoire une constante adaptation à l’évolution d’une situation qu’on ne maîtrise pas.

On a oublié que la complexité console, qu’elle est source de richesse, et que tout être humain a en lui des trésors d’intelligence pour faire face aux diverses situations de l’existence. Mais comme on lui vend depuis des décennies des modes d’emploi à foison, « l’homme sans intérieur », selon la formule de Philippe Breton (auteur de « L’utopie de la communication : l’émergence de l’homme sans intérieur,  Editions La Découverte, 1992) est devenu paresseux. Réduit à sa seule image, dans une société rendue transparente par la grâce de la communication, il reste persuadé que les ressources sont à l’extérieur de lui-même et forcément meilleures, car ne venant pas de lui. Résultat : il perd confiance en lui-même. Car au lieu de chercher à résoudre un problème, il se bat contre lui. La situation vécue devenant l’ennemie de notre bonheur, il faut entrer en guerre avec elle ou la nier. Or, la vie va nous enseigner que c’est en se liant à elle qu’apparaît, presque comme par miracle, la solution. C’est en entrant pleinement dans une situation, en se mettant en rapport avec elle dans sa globalité, que se dessine peu à peu le chemin qui s’impose à nous. On se trompe donc souvent sur la nature de nos épreuves. Et on cherche à les résoudre à la manière des scientifiques, en réfléchissant à la meilleure façon de s’en sortir.  De fait, notre manière d’agir nous entraîne inévitablement dans l’impasse. Loin de nous soulager ou de nous apaiser, elle nous enfonce. Parce qu’elle se vit au présent, l’épreuve impose un rythme en boucle qui tourne sur elle-même avant de pouvoir imaginer un mouvement ascendant.

Une crise est donc un formidable levier de croissance, elle nous permet de réduire la distance entre ce que l’on sait et ce que l’on fait. Elle dit que le passé est mort et le futur pas encore né. Elle réclame un travail en profondeur sur nos représentations. Elle nous propose de ne plus accuser le système, les uns ou les autres sans être complices de ces vieux schémas.  Elle nous demande alors d’aimer plus nos questions que nos réponses, comme nous le propose le poète Rainer Maria Rilke, dans les Lettres à un jeune poète :  » Essayez d’aimer vos questions elles-mêmes…ne cherchez pas…des réponses qui ne peuvent vous être apportées, parce que vous ne saurez pas…les vivre. Et il s’agit précisément de tout vivre. Ne vivez pour l’instant que vos questions. Peut-être simplement…finirez-vous par entrer insensiblement un jour dans les réponses.

L’été vient. Mais il ne vient que pour ceux qui savent attendre, aussi tranquilles et ouverts que s’ils avaient l’éternité devant eux ».

Engageons-nous dans cet été en nous rappelant la dramatique et dangereuse rigidité à courir après la perfection. Le temps de l’épreuve est celui de la connaissance, celui où on se reconnecte à sa nature profonde. C’est celui où l’on se sent extrêmement vivant.

Et si en redécouvrant la mort, le Covid nous avait permis de redécouvrir combien la vie est précieuse ?  Et si par la peur et l’angoisse de mourir et de perdre nos proches, il nous avait proposé de célébrer la vie en sortant de nos postures d’automates ? Et si même alors que la société et le tissu social vont se fragiliser, cet épisode nous demandait de reprendre conscience de ce qu’est une existence humaine et une vie d’homme ?

« Ce que j’appelle vivre n’est pas autre chose que la conscience que l’humanité a d’elle-même » nous répond Julien Green dans son journal. Engageons-nous à faire croître cette conscience-là.

Nos identités professionnelles sont tissées  de l’étoffe de qui nous sommes dans le fond. Car, comme nous le rappelle Gregory Bateson, le père de la systémique, « si nous continuons à oeuvrer selon le dualisme cartésien : esprit contre matière, nous continuerons à percevoir le monde sous la forme d’autres dualismes encore: Dieu contre l’homme, élite contre peuple, race élue contre les autres, nation contre nation et pour finir homme contre son environnement. Il est douteux qu’une espèce puisse survivre qui possède à la fois une technologie avancée et cette étrange façon de concevoir le monde ».

 

Sophie Péters
Psychanalyste, dirigeante de Sens&Perspectives, auteure et conférencière