Le confinement a créé une demande de télétravail partiel qui va impliquer des modifications du management public et la création de nouveaux équilibres, explique Serge Perrot, professeur des universités à Paris-Dauphine et membre du laboratoire Dauphine Recherches en management. Il invite à coconstruire une hybridation entre télétravail et présentiel.

 

Quels sont les impacts du télétravail sur le management public ?
S’il semble aujourd’hui avéré que le tout-télétravail ne convient pas à tous, force est de constater qu’une large majorité de salariés a eu une expérience plutôt positive du télétravail, et peut donc rester tentée de le conserver en partie. Avant le confinement, la question était pourquoi/comment devrais-je travailler à distance ? Après le confinement, la question deviendra peut-être : pourquoi devrais-je aller au bureau si je peux faire mon travail à distance ? Un dialogue social et managérial pour coconstruire une hybridation satisfaisante entre le tout-télétravail et le tout-présentiel se révèle, dans un tel contexte, indispensable. À court terme, en période de crise sanitaire, les curseurs sont largement fixés par l’État, selon un principe visant à privilégier le télétravail lorsque cela s’avère possible. De nombreux postes de la fonction publique sont concernés. Il est alors essentiel de donner un cadre pour gérer l’incertitude et le stress. Plusieurs pratiques ont été mises
en œuvre en ce sens par des organisations, publiques et privées. Il s’agit d’abord d’une communication renforcée (sur la situation de l’épidémie au sein de l’organisation, la situation financière, les projets…), avec un souci essentiel de transparence. Des rituels peuvent également être développés pour (re)structurer les espaces et le temps. C’est le cas des cafés virtuels, des temps informels (jeux, discussions…), des réunions d’information périodiques, des “phrases du jour”, etc. Concernant les usages du numérique, au-delà des
aspects matériels et techniques (ordinateurs portables, VPN, etc.), des consignes ont parfois été données pour instaurer un temps minimum entre deux réunions virtuelles, ou encore des limitations des temps de connexion. Enfin, des mesures de prévention individuelle ont pu être également prises. À plus long terme, le dialogue social et managérial doit aussi se poursuivre pour construire de nouveaux équilibres. Plusieurs dimensions de cette hybridation présentiel-distanciel semblent déterminants.

 

« Celui qui pense que l’Homme, naturellement, ne souhaite pas travailler (donc que le contrôle est essentiel) et celui qui pense le contraire (et accorde sa confiance) susciteront des comportements qui les conforteront dans leur vision initiale. » 

 

Quelles sont, justement, les conditions pour réussir cette hybridation ?
Le premier impératif est de distinguer ce qui relève du travail individuel et du travail collectif. On a tous connu des réunions à valeur ajoutée faible ou nulle, qui auraient pu être remplacées par une information ciblée. On a tous aussi travaillé seuls, au milieu d’un environnement de bureau bruyant, alors qu’on aurait pu être plus au calme chez soi. Mais certaines activités collectives nécessitent de se voir. Animer une réunion créative à distance est une gageure. Ce sont aussi les interactions sociales et les “à-côtés” du travail (un déjeuner client, un voyage, des rencontres…) qui alimentent le moteur affectif de l’engagement, au sens d’aimer son travail. Quant au sens de l’activité, dont on souligne
depuis plusieurs années l’importance, on voit difficilement comment il peut se développer avec un travail solitaire chez soi ou à travers l’enchaînement de réunions virtuelles. Le sens est construit dans et par un collectif, qui ne se limite d’ailleurs pas aux frontières juridiques
de l’organisation. Un second équilibre à trouver, qui prolonge celui entre travail individuel et travail collectif, concerne les temps formels et informels. On a certes observé des temps informels à distance, comme les cafés virtuels, les jeux en ligne, etc. Cependant, les temps
informels en présentiel ont un côté irremplaçable par leur rôle énergisant et inspirant, la qualité de l’échange, la construction de liens qui facilitent les interactions au travail, comme de l’huile dans les rouages, les opportunités de rencontres et de développement de réseau sur lesquelles repose souvent une carrière, la fameuse “sérendipité”*, source d’innovation, etc. Le troisième équilibre concerne directement les managers : c’est celui du degré d’autonomie accordé, avec un mix de confiance et de contrôle. Il s’agit sans doute ici d’un changement complexe, car il touche à des représentations ancrées de soi et des autres. Les présupposés, dans ce domaine, sont souvent autoréalisateurs. Celui qui pense que l’Homme, naturellement, ne souhaite pas travailler (donc que le contrôle est essentiel) et celui qui pense le contraire (et accorde sa confiance) susciteront des comportements qui les conforteront dans leur vision initiale. On voit donc bien la difficulté de changer de posture managériale. C’est pourtant ce dont il est question pour déplacer le curseur vers un degré accru d’autonomie et de confiance.

 

Est-ce pour cette raison qu’un cadre est indispensable ?
Ces bouleversements, comme on a pu l’observer pendant les périodes de confinement, se traduisent par des variations potentiellement importantes de charge de travail. Les managers en particulier se sont retrouvés en première ligne dans la gestion de ces changements, avec une charge de travail et une charge mentale particulièrement forte, conduisant certains jusqu’au burn-out. La question des charges de travail résultant de ces nouveaux équilibres ne doit donc pas être occultée. Enfin, le télétravail a flouté encore davantage les frontières entre vie personnelle et vie professionnelle. Les enfants en arrière-plan de la caméra pendant le premier confinement, les vues des appartements
lorsque les fonds d’écran ne sont pas activés, et bien entendu, les horaires de travail à rallonge, la difficulté de couper, voire de distinguer les jours travaillés et fériés, nécessitent un cadre pour accompagner les pratiques de télétravail.

* Cet anglicisme désigne la capacité, l’aptitude à faire par hasard une découverte inattendue et à en saisir l’utilité, ndlr.

 

Article publié sur Acteurs Publics, le 11 décembre 2020 par Sylvain Henry.
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