Le 29 novembre 2024, le 7e Forum de l’Observatoire sur le thème « Panorama des formes d’engagement et de désengagement » s’est terminé sur un temps d’ouverture. Sophie Peters, spécialiste des relations au travail, coach et psychanalyste, a mis en perspective les enseignements de l’étude et des éléments du débat.

Forum 2024

Je voudrais souligner en introduction l’aspect extrêmement novateur de cette nouvelle enquête menée par l’Observatoire de l’Engagement. A mon sens elle marque un tournant à plusieurs endroits dans notre façon de concevoir la notion d’engagement au travail. Et ce tournant s’accompagne de la transformation profonde que traverse nos sociétés occidentales sur le rapport au travail.

On note ainsi une exigence plus forte dans la qualité des relations humaines, un désir de bien faire son travail et de se montrer à la hauteur de sa tâche et de ses obligations morales. Tout en donnant au travail, c’est-à-dire à la tâche, une place un peu moins centrale dans la réalisation de soi.

A l’inverse une aversion se dessine très nettement envers des relations dégradées au travail, une véritable souffrance à devoir considérer le travail comme seul moyen de subsistance et/ou pour n’en retirer aucun signe de reconnaissance. C’est dire combien notre rapport au travail a gagné en valeur qualitative et c’est plutôt heureux car on sait que bien travailler, c’est bon pour la santé mentale. Encore faut-il que les ingrédients essentiels y soient réunis et c’est ce sur quoi nous alerte aussi cette matinée, pointant les axes à garder en vigilance ou vers lesquels se tourner.

1 – Le premier : ce n’est pas l’entreprise qui détient les clefs de la motivation

Avec l’émergence des théories du management, on a tellement conceptualisé la notion d’engagement que l’entreprise s’est crû détenir seule les clefs de la motivation de ses collaborateurs. Toutes les techniques d’incentive ont alors été inventé dans le début des années 2000, des plus farfelues aux plus rémunératrices. Faisant du même coup des êtres humains salariés presque des enfants, auxquels il s’agissait de donner ce qui convenait pour alimenter sans cesse leur motivation. Une forme de carotte et de bâton revisitée à l’aune du développement personnel, chaque consultant-coach détenant les clefs susceptibles d’augmenter la performance des collaborateurs. C’était faire des salariés des êtres passifs de l’intérieur, que seule la toute-puissance de l’entreprise pouvait nourrir. Avec le risque qu’ils deviennent tyranniques ou de plus en plus gourmand.

Adieu cette toute-puissance de l’organisation. Place à une humanité qui se déploie.

Les recherches académiques, mais aussi les demandes d’accompagnements, mettent aujourd’hui en évidence l’importance actuelle d’autres éléments d’engagement que sont par exemple le travail, les collègues, le manager, les clients, etc.. Faisant de l’engagement non pas un levier extérieur à actionner selon certains points, mais plutôt un mouvement inverse allant du plus profond de l’individu vers ces « objets » d’engagement, selon un trajet propre à chacun. Il s’agit désormais pour l’entreprise non plus de chercher à engager ses collaborateurs mais à comprendre ce vis-à-vis de quoi ils peuvent se sentir engagés ou désengagés. On a vu ce matin au travers de l’enquête que la notion de niveau global d’engagement n’est donc plus qu’une moyenne amenant une compréhension superficielle des choses. Place à la profondeur. Quelle bonne nouvelle, intensément plus respectueuse de ce qui se vit au travail.

2 – Le deuxième élément notoire c’est : A chacun son carburant de sens

Cela peut paraître évident une fois cet axiome posé, mais nous avons intensément besoin d’appréhender plus finement nos différences dans nos comportements, nos pensées ou nos émotions. Il en va de notre santé mentale. Il n’est donc plus question d’agiter les mêmes hochets pour maintenir l’adhésion des collaborateurs. La compréhension du  « pourquoi », et du « pour quoi »,  c’est-à-dire des « moteurs » de l’engagement devient essentielle. Ainsi l’enquête de l’observatoire montre que je peux être engagé vis-à-vis de mon entreprise parce que j’y ai intérêt, parce que j’aime mon entreprise ou encore parce que je ressens une forme d’obligation morale. Ainsi se dessine un aspect multidimensionnel du concept d’engagement qui le fait reposer sur plusieurs « objets » et plusieurs « moteurs ». Compte tenu de sa nature multidimensionnelle, il peut générer des situations dans lesquelles un individu serait faiblement engagé sur certaines dimensions et très engagé sur d’autres.

Comprendre les différentes formes d’engagement, au-delà du niveau d’engagement global, permet ainsi une compréhension plus fine de l’engagement, et des leviers d’action du management et de la fonction RH. Mais surtout de porter une attention au « contrat psychologique » évoqué ce matin, les projections du salarié, de ses attentes sur le métier ou sur son entreprise. Ce qui suppose de doter les managers d’une capacité d’écoute et d’échanges qui leur fait parfois beaucoup trop défaut. Trop éloignés des aspects simplement humains des relations, comme nous l’ont indiqué Jean-Christophe Guérin et Jean-Michel Frixon ce matin. On retiendra comme mantra à destination des managers « que le chef s’occupe de nous, nous nous occupons du reste »

3 – La qualité de l’engagement compte plus que la quantité

Le troisième axe découle du deuxième : cette multidimensionnalité nous amène à saisir que la qualité de l’engagement compte plus que la quantité

Dans cette perspective les RH et les cadres dirigeants ont une révolution humaine à mener pour considérer des aspects jusque-là négligés par les organisations. C’est-à-dire la dimension des qualités relationnelles, de la bientraitance, des échanges verbaux plus informels, une façon de concevoir le collectif de travail non pas comme une équipe qui doit seulement performer, mais comme une équipe de bâtisseurs. Non pas des joueurs de football qui sont ensemble pour marquer des points mais plutôt des musiciens experts de leur instrument jouant chacun sa partition du mieux possible au service d’une harmonie d’ensemble, et produisant ainsi le plus beau des sons. Je vous renvoie pour ceux et celles qui ne connaissent pas ses travaux à Olivier Hamant, biologiste, chercheur à l’INRAE, qui nous enjoint de favoriser plus la robustesse que la performance et nous propose de saisir la toxicité des systèmes à l’œuvre dans nos sociétés contemporaines, axées exclusivement sur le champ de la performance, et ce faisant déshumanisant.

4 – la nature de l’engagement est plus relationnelle que matérielle

Le premier moteur d’engagement en 2024 reste ce que nous avons de plus vivant en nous : les affects. Est-ce si étonnant ? On avait sans doute oublié que l’ambiance de travail, les liens avec d’autres personnes, qu’il s’agisse du manager, de l’équipe, ou des clients priment sur toute autre considération dans la façon de bien vivre son travail. Il suffit de se rappeler combien d’heures nous y passons dans une vie active pour y voir une évidence. Les sujets d’entraide et de confiance se retrouvent dans de nombreux autres entretiens, comme autant de preuves de relations humaines porteuses d’engagement.

Ainsi, avoir un relationnel riche dans son travail semble primordial pour la population active actuelle : être entouré de pairs avec qui échanger amicalement, pouvoir échanger avec des clients ou partenaires de manière constructive, ou avoir des collaborateurs ou des managers avec lesquels la relations est sereine, etc. est au cœur de l’engagement des salariés

D’où la notion du collectif qui revient en force et qui aide à donner du sens à un travail qui en a beaucoup perdu. C’est moins ce que l’on fait qui compte que ce que nous vivons, échangeons, éprouvons au contact des autres.

Quant aux plus individualistes, les pragmatiques qui aiment sincèrement leur travail, la notion d’engagement ne correspond pas à l’idée d’en faire plus, mais plutôt de faire bien ce pour quoi ils sont payés.

Tout ceci montre un rapport au travail en pleine évolution, où la fonction comme le métier ne constituent plus vraiment le centre de la réalisation de soi.

5 – Les facteurs de désengagements font le lit d’une souffrance au travail qui ne dit pas son nom

Dans cette perspective, on découvre que les facteurs de désengagements font le lit d’une souffrance au travail qui ne dit pas son nom

  • –  La perte de sens au travail
  • –  Les facteurs relationnels et managériaux
  • –  Les « désordres organisationnels »
  • –  Les facteurs d’(in)attractivité de la profession, manque de reconnaissance et d’équité

Autant d’éléments directement liés aux éléments pointés qui se combinent dans les études sur les RPS et le burnout.

Le « pilotage » de l’engagement consiste avant tout à ne pas désengager les salariés. Les facteurs de désengagement sont à cet égard éclairant : « piloter » l’engagement devrait consister à s’intéresser au travail réel et au contexte organisationnel, culturel, économique, etc. dans lequel il se situe. Mais aussi à tout élément susceptible d’engendrer une fatigue émotionnelle (l’infirmière citée tout à l’heure par Serge et Lionel aurait eu « juste » besoin que son ou sa manager lui témoigne un peu de soutien, un geste amical, dans ce moment difficile).

C’est plutôt une vision systémique qui s’impose, dans laquelle le problème est souvent la solution : autrement dit la volonté de motiver les équipes, le fait de vouloir contrôler leur engagement empêchent les collaborateurs de trouver en eux-mêmes leur motivation intrinsèque dont on sait qu’elle est la plus puissante, mais aussi le sens de leur action.

Attention à ne pas chercher les causes de toutes choses au lieu du sens qui reste lié à la liberté de notre interprétation. Trouver un sens c’est interpréter. C’est un exercice de notre personnalité dans lequel il s’agit de s’interroger sur nos intentions et nos actes. Trouver une cause c’est expliquer. Mener un travail qui a du sens, c’est chercher à comprendre ce qui nous mobilise et utiliser cette compréhension pour construire ses pensées et ses actions. Travailler, dit Yves Clot, professeur au laboratoire de psychologie du travail du CNAM, c’est avoir le loisir de penser. Au bémol près que les conditions dans lesquelles s’effectue le travail dans nombre d’entreprises ne permet justement plus de le penser, ni du coup de se penser. Car en multipliant des objectifs souvent trop chiffrés et parfois dénués de sens, le travail détourne l’énergie de l’être pour l’amener à être uniquement dans le « faire ». Pour preuve, à une personne que nous rencontrons, nous demandons souvent « ce qu’elle fait dans la vie » en entendant pas là son métier, comme si ce que nous faisions dans la vie consistait non pas à « vivre » mais à posséder une identité sociale. Or, un vécu ne vaut que parce qu’il fait sens dans le for intérieur de celui qui l’éprouve, bien plus que le sens supposé qu’il donne à voir aux autres, de l’extérieur.
En ce sens, chacun se doit de penser la dialectique 
qu’il entretient plus ou moins consciemment avec le travail en général – représentation qui s’impose 
de l’extérieur de soi – et son travail en particulier – 
vécu qui s’épanouit de l’intérieur de soi.

6 – L’engagement est un véritable facteur de bien-être au travail, si ce n’est le premier des facteurs

Elément essentiel du travail : l’humain. Si cet aspect n’est pas radicalement innovant, c’est le poids de l’élément relationnel qui est à considérer. Plus que le développement de ce qu’on a appelé les soft skills, il s’agit de prêter attention à la qualité du relationnel plus qu’aux qualités supposées ou affichées des managers.

L’importance affirmée du relationnel n’est donc pas une simple affaire de « team building », coaching, ou autres approches qui n’agissent pas (ou peu) sur les causes du problème. On peut certes également travailler à développer l’intelligence émotionnelle et s’appuyer sur des approches comme la communication non violente. Mais la qualité́ des relations interpersonnelles est aussi le produit d’un modèle d’organisation. « Donne à l’homme un environnement qualitatif et il saura bien se développer », pourrait être une ligne à suivre.

Ainsi, le sujet de l’engagement relève dans une large mesure du choix d’un modèle d’organisation et de management, et on réalise aujourd’hui le poids des facteurs de désengagement comme la bureaucratisation excessive, le manque d’autonomie et l’excès de contrôle, etc. qualifiés grâce à l’étude de l’observatoire, nommés à juste titre de « désordres organisationnels ». Je vous renvoie à ce sujet à l’excellent livre de François Dupuy évoqué ce matin « lost in management »

L’enjeu est donc de limiter les frictions entre, d’une part, les fondements de l’engagement et, d’autre part, le modèle d’organisation et de management. A titre d’exemple, on pressent aisément qu’un excès de process, de reporting, de bureaucratisation viendront saper les fondements de l’engagement des salariés, tout comme l’absence de moyens de bien réaliser leur mission.

Le management par le plaisir doit aussi devenir une responsabilité partagée entre managers et collaborateurs. C’est un travail d’équipe qui sous-tend cette capacité à exprimer des ressentis, des émotions face à des activités enrichissantes et valorisantes. Et c’est au manager, appuyé par la RH, qu’il appartient de créer cet espace d’échanges et de discussion. Une sorte de philosophie du plaisir de travailler. On retiendra ainsi de cette matinée l’exemple Maorie présenté par Adèle et Paul de l’Odyssée managériale avec une approche holistique de l’engagement. Ils ont compris combien cette notion que l’on peut rapprocher du vivre ensemble est vitale pour notre santé mentale. Dans mes interventions sur les RPS j’alerte les salariés sur les dangers de l’isolement et l’absence de partage autour de leurs vécus et de leurs émotions, qui sont les deux grands éléments de souffrance au travail mais aussi dans nos vies privées. Alors merci à Jean-Michel Frixon d’avoir témoigné des ravages de l’isolement et de l’importance des simples échanges. En mettant votre parcours en mots vous avez créé des liens et du partage, la preuve ce matin. Et vous nous avez rappelé l’importance du contact humain et les dégâts des personnes toxiques au travail.

Car si l’on oublie ce que nous nous sommes dit, ou ce que nous avons fait ensemble, jamais nous n’oublions comment nous nous sentons en présence de l’autre. En ce sens le plaisir au travail est enregistré dans notre cerveau émotionnel et non pas dans celui de l’intellect. C’est à travers ce vécu « vivant » que se développent les talents et la performance et non dans un bien- être de circonstance. Concilier performance économique et épanouissement personnel n’est donc pas contradictoire à la condition de ne pas faire l’impasse sur l’intérêt que l’on porte aux personnes comme nous l’a dit Jean-Michel Frixon. Et donc l’impact d’un bon ou mauvais chef comme nous l’a raconté Jean-Christophe Guérin. 20% d’écart de performance sans compter l’impact de la souffrance au travail sur la santé du collaborateur. Là encore il y a une notion d’écologie à développer autour de la santé mentale.

Par quel moyen ? la réponse, le groupe Mersen nous l’a évoquée : Avoir le goût de travailler à son propre développement humain de manager. Par l’écoute et l’exemplarité.  L’écoute, c’est quoi ? une écoute qui prend authentiquement le risque d’entendre et de comprendre : celui de découvrir par la parole de l’autre des dimensions de la réalité jusque-là ignorées, qui une fois entendues, et assimilées, peuvent déstabiliser les analyses, les convictions et les croyances sur lesquelles celui qui écoute a fondé sa vision du monde.

Entendre la parole de l’autre implique un état d’esprit. Cela suppose donc d’admettre qu’on ignore ce qui va sortir de la discussion, d’admettre qu’on ne sait pas à l’avance, pour aller seulement à la découverte de l’inconnu comme un explorateur. Entendre suppose d’assurer le risque de n’être plus le même que celui qu’on était avant d’avoir entendu, c’est-à-dire d’être bouleversé par la parole de l’autre. Comme certains d’entre nous ce matin à l’écoute de la parole de Jean-Michel Frixon.

Encore faut-il supporter un dernier risque pour pouvoir entendre : accepter aussi de ne pas tout comprendre et de ne pas tout entendre, non seulement dans l’immédiat, mais peut-être aussi dans le long terme, c’est-à-dire accepter que des zones d’ombre résistent à la connaissance.

Comme le dit la philosophe Cynthia Fleury sur le travail :   « Être agent, exister, c’est faire lien avec l’autre, c’est porter l’existence de tous comme un enjeu propre. L’homme se fait. Se faire c’est se former, c’est prendre soin de. Et le travail ne se résume pas à une tâche gestionnaire. Il est préalablement – et devrait être en dernière instance- un mode d’attention aux choses et aux usages. Être au monde est indissociable du travail, au sens où l’homme érige son humanité en façonnant le monde ».

En Conclusion …Pour les dix ans de l’observatoire de l’engagement (7e forum), voici une belle maturité qui émerge autour de ce sujet. Que nous propose-t-elle cette maturité ?

De renoncer à un monde parfait pour lui préférer un monde meilleur. Le premier est figé et comptable. Il ne voit que les quantités et cache les misères sous le tapis. Le second est en mouvement et généreux. Il fait de chaque élément un espoir vers du plus heureux et du plus respectueux. Bref il y a dans tout ce que vous avez partagé ce matin quelque chose de plus écologique qui se dessine dans le rapport au travail, parce que tout simplement plus respectueux de la véritable nature humaine, tant physique que psychique. On peut enfin mesurer qu’une relation humaine authentique au travail responsabilise plus sûrement les individus, que la parole partagée autour du comment faire bien son travail engage naturellement, et surtout que les comportements toxiques sont les plus pourvoyeurs de désengagement. Il y a de l’ouverture dans cette matinée, celle des esprits et oserai-je dire ici peut-être un peu aussi celle des cœurs.

Photos : © Vincent Boisot