par Lionel Garreau

Maitre de conférences, directeur de recherches en Stratégie et Organisation

Université Paris Dauphine – PSL

Les salariés français en quête de sens au travail - ITG

Nous avons entendu à maintes reprises durant la crise sanitaire actuelle que le rôle des soignants, caissiers, livreurs ou encore personnel de nettoyage était essentiel pour la société et que la crise actuelle remettait en évidence le rôle de ces acteurs parfois oubliés. Ces éléments nous amènent à nous interroger sur le sens que ces acteurs peuvent donner à leur travail, en quoi la crise révèle un engagement certain des salariés français mais aussi en quoi cet engagement réel peut se révéler trompeur.

 

La crise comme révélateur de sens

Dans de multiples situations médiatisées, la crise sanitaire liée au Covid-19 a été révélatrice d’un sens parfois perdu. Rappelons ici que le sens est une combinaison complexe et cohérente des connaissances, valeurs, sensations et émotions, et des finalités individuelles et collectives qu’un individu donne à une situation (Garreau, 2009, 2012). Ainsi, le personnel soignant en première ligne durant la crise, a pu trouver du sens non seulement dans les finalités collectives auxquelles ces acteurs participent, mais aussi dans le regard des autres – malades, société, gouvernement – qui ont vu en eux des héros du quotidien. Il en est de même pour les caissiers des magasins d’alimentaire dont l’engagement s’est vu reconnaître par une promesse de prime pécuniaire. Ou encore les éboueurs, qui trouvaient des dessins et autres ‘merci’ scotchés sur les poubelles qu’ils enlevaient chaque jour. Le sens est ainsi non seulement dans la relation qu’un individu entretien avec son travail, mais aussi dans le regard que les autres portent sur leur métier, sur leur rôle, dans un contexte donné. Et le contexte actuel a révélé certains métiers et les services qu’ils rendent à la société, poussant certains à aller jusqu’à indexer les rémunérations sur l’utilité de ces métiers.

La crise est aussi révélatrice de sens pour les entreprises. La grande distribution qui était jusqu’alors très décriée pour ses multiples effets négatifs (pression sur les prix des fournisseurs, alimentaire de piètre qualité, gaspillage, manque d’aspect écologique, etc.) s’est retrouvée mise en avant comme pilier de notre société. Et lorsque certains enseignes ont clamé de s’approvisionner en produits français, même les membres du gouvernement les ont mises en avant ! Ainsi, la crise révèle qu’effectivement, certaines activités telles que la grande distribution alimentaire répondent à un besoin qui parfois, en temps normal – ou plutôt en temps radieux – se trouvent décriés par les manquements qu’on peut légitimement leur trouver.

 

La crise et les incohérences du sens

Oui, mais cela serait trop beau de penser que collectivement et de façon homogène cette crise aurait révélé le sens perdu de certaines activités ou professions. Car en effet le sens est un ensemble (1) complexe et (2) cohérent de divers éléments. Et lorsqu’un membre de ces personnels soignants voit un voisin applaudir à 20 heures mais ne pas respecter le confinement, c’est cette cohérence qui s’écroule. Lorsque le personnel de nettoyage est lui aussi d’un part applaudi mais d’autre part toujours traité comme une personne de seconde zone, c’est l’équilibre du tout qui est remis en question. Lorsque les enseignants qui tentent d’assurer une continuité pédagogique avec leurs élèves de tout niveau entendent une porte-parole du gouvernement dire qu’il ne travaillent pas, c’est la douche froide, le sentiment d’injustice que leurs efforts ne sont pas reconnus. Et lorsque certaines grandes enseignes de l’alimentaire reviennent sur la prime de 1000€ tant médiatisée c’est un sentiment de tromperie qui domine…

Ainsi, ces mêmes personnes dont les métiers sont valorisés et qui peuvent trouver une grande fierté à s’engager dans leur travail dans une période de crise telle qu’on la connaît actuellement, peuvent aussi ressentir une perte de sens lorsque certains signes, certains comportements déséquilibre la cohérence qu’ils avaient construite autour de l’utilité de leur engagement pour la société.

 

Le sens, une relation complexe entre l’individu et son travail

Mais qu’en est-il pour cette grande majorité de personnes non médiatisée ? Pour ceux qui ont télétravaillé pour assurer la poursuite de l’activité de leur organisation ? Non-ils aucune sens car ils ne sont pourvus d’aucune utilité immédiate ? Qu’ils soient consultants, contrôleurs de gestion, chargé de mission webmarketing, chercheurs en sociologie, chargés de relation clientèle, pilote d’avion, architectes, etc. ces métiers n’ont-ils pas de sens car ils n’ont pas montré leur utilité immédiate pendant la crise ? Nous n’en croyons rien car si c’était le cas, seuls quelques métiers auraient vraiment un sens. Faudrait-il alors supprimer tous les autres ?

Par ailleurs, le sens est toujours donné par une personne à une situation. Si mon voisin voit un sens à son activité d’auditeur financier dans une grande banque car (1) cela lui permet de gagner sa vie correctement et de pouvoir ainsi payer des études à ses trois enfants, (2) alors qu’il avoue lui-même s’ennuyer car il trouve cette activité peu intéressante, il s’agit bien du sens que lui donne à son travail. Si certains y voient un travail sans intérêt, ils le peuvent, mais ne pourront pas remplacer le sens que chacun donne à son travail.

Par ailleurs, l’entreprise ne pourra jamais imposer le sens que l’individu doit donner à son travail. Elle peut lui proposer un cadre, lui communiquer la mission qu’elle se donne, ou encore lui montre via une charte RSE qu’elle est (devenue) une entreprise responsable… Ce qui compte pour l’individu, c’est la cohérence dans l’ensemble des informations et dans la succession des situations. Par exemple certaines universités (heureusement pas celle où j’appartiens !) se sont montrées très attentives à la façon dont elles répondaient aux besoins des étudiants lors de la crise (cours à distance, webinars, modification des supports pédagogiques, etc.) mais en même temps ne tenaient pas compte des situations personnelles des individus (par exemple être confinée avec des jumeaux de 4 ans dans un appartement de 40m2). Ou encore, lorsque pour des raisons de solidarité entre collègues, une employée du marketing d’une grande entreprise de mon entourage a été sollicitée pour commander des masques de toute urgence pour l’entrepôt, et que face à son refus (aux motifs que ce n’était ni de sa responsabilité, ni opportun d’avoir des masques pour expédier des vêtements alors que les soignants en manquaient) elle s’est vu répondre qu’elle n’était pas ‘corporate’. Ou encore, cette ‘consultante RH’ qui, même en chômage partiel, continue de travailler huit heures par jour en essayant de s’occuper de ses deux enfants au motif que « comme on est prestataire pour un client, même au chômage partiel on doit répondre du tac o tac ». Ce sentiment d’incohérence dans les situations crée le non-sens ressenti par les acteurs. Cette crise rappelle aussi qu’au-delà des discours – humanistes, responsables, etc. – c’est bien via les situations du quotidien et la cohérence de l’ensemble des informations, signaux, discours, etc. que l’acteur peut construire un sens et s’engager durablement dans son travail.

 

Le sens au travail et le sens en dehors du travail

Enfin, il est des cas où la crise a généré une remise en cause du sens donné au travail. Certaines personnes, qui jusqu’ici avaient bien vécu une activité intense avec des rythmes soutenus et l’atteinte d’objectifs multiples se sont retrouvées dans un rythme plus lent, confinées avec leurs enfants ou leurs parents parfois, et ont retrouvé du temps pour autre chose que le travail : le jeu, la discussion, le jardinage, la lecture, etc. Ces expériences modifient la priorisation des valeurs, du temps, etc. et font découvrir ou redécouvrir certaines émotions et sensations nouvelles ou perdues. Le sens donné au travail dépend du sens donné aux situations hors travail. On relativisera alors peut être le fait que certain(e)s ne produisent pas tant que les autres (même si on peut dénoncer le fait que les femmes restent souvent défavorisées, quelles que soient les contextes) – si leur choix a été de se recentrer sur leur famille, leurs loisirs ou autre plutôt que de poursuivre un objectif qui n’aurait pas tellement de sens, spécifiquement dans une période de crise telle que nous traversons aujourd’hui. Toutefois, il serait risqué de prendre des décisions hâtives par rapport à notre vie d’avant. Les situations de crise modifient le sens, mais la résilience du sens pourrait bien faire qu’après quelques mois on revienne à une situation normalisée où les repères des uns et des autres reprennent leur place comme avant la crise. Le Covid-19 aura-t-il modifié profondément le sens que chacun donne à son travail ? Nous n’entreverrons la réponse que d’ici quelques mois.