Le 15 novembre 2022, le 6eForum de l’Observatoire sur le thème « Peut-on encore agir en collectif à l’ère de l’individu roi ? » s’est terminé sur un temps d’ouverture. Sophie Peters, éditorialiste – spécialiste des relations au travail et psychanalyste, a mis en perspective les enseignements des enquêtes et des éléments du débat.
En apparence ces enquêtes présentent des éléments positifs comme souligné par Fabienne Simon, cofondatrice de l’Observatoire de l’Engagement. Mais en creux des enseignements fort intéressants laissent apparaître des points de vigilance. J’en ai relevé 10 sur lesquels j’aimerai revenir et apporter un éclairage.
1 – La prédominance du petit collectif
Moins de sentiment d’appartenance au grand collectif, le petit collectif occupant tout l’espace de la relation psychique. 83% se sentent appartenir à leur petite équipe. Il y a là un danger de perte de vision de l’ensemble. D’autant que la frontière s’amenuise entre les espaces de vie avec le télétravail. Il y a dans cet engagement, non pas du chacun pour soi, mais du chacun pour ses plus proches, comme un rétrécissement du monde. L’horizon se rétrécissant, l’engagement reste soumis à des aléas quasi émotionnels et fluctuants avec une fatigue psychique et mentale grandissante. Fatigue qui est une conséquence de cet engagement fort des managers sans soutien d’une direction pas suffisamment présente auprès d’eux et d’une absence de gouvernance porteuse. Les managers ont beaucoup porté sur leurs épaules, c’est aujourd’hui que les RPS sont sans doute un point de grande vigilance pour les RH.
2 – La place du travail dans nos vies
La revanche des seniors face à leurs enfants pour lesquels la place du travail n’est plus aussi essentielle et prioritaire qu’elle l’était pour eux : en 1990 « le travail est important dans ma vie » était vrai pour 60% des gens, en 2022, 22%. Face à cette place de second plan, la valeur travail se perd auprès des plus jeunes. En quoi est-ce un danger pour nos sociétés ? J’y vois un danger pour l’équilibre psychique des plus jeunes mais aussi de la société dans son ensemble. Pourquoi ? Parce que L’addiction explose quand les individus s’ennuient et qu’ils n’arrivent plus à donner du sens à leur vie. Ils s’étourdissent en cherchant uniquement le plaisir. Une société qui leur a dit que la quête du bonheur devait être leur véritable enjeu de vie n’a rien de salvateur. Le travail propose de contribuer à un projet d’ensemble. En cela c’est porteur d’enthousiasme et chacun y a sa place. L’entreprise et les dirigeants ont donc de ce fait une responsabilité dans le fait de redonner au travail sa place noble.
3 – L’urgence de revaloriser les métiers
La notion de réussite est en train de changer face au besoin d’une vie plus équilibrée chez les jeunes générations. Les entreprises ont intérêt à plus valoriser leur métier et leur savoir-faire et faire parler du travail, ce qu’elles font réellement au quotidien dans leur activité. Au lieu de nourrir le collectif à coup d’afterworks, mieux vaudrait mettre l’accent sur la coordination, la collaboration , un collectif utile dans le travail. D’autant que l’enquête montre une meilleure souplesse et facilité dans le dialogue et qu’il y a une grande implication dans les équipes de travail. Les communautés de travail créées pendant la Covid peuvent être un terreau intéressant à travailler en RH. Mais aussi, ce qui a été dit dans le débat, la revalorisation de l’expertise, où l’honneur du « travail bien fait » peut retrouver sa place.
4 – Le besoin d’authenticité
La disparition frontière vie pro, vie perso, avec ce désir d’être soi au travail. Cette notion d’être soi qui a été abordé dans l’enquête qualitative, reste à définir…dont l’aspect vestimentaire est la partie immergée de l’iceberg. Et si cette quête était le signe d’un besoin de plus d’authenticité ? Avec un vocabulaire moins novlangue et une façon de parler des métiers et fonctions plus ancrées dans le réel on pourrait commencer par mieux nourrir ce besoin d’authenticité.
5 – Un travail qui a du sens
L’inversion de la subordination qui a été soulignée ce matin, les salariés devenant les patrons, n’est que la conséquence de l’immense entreprise de séduction des employés au travers d’une promesse sociale, dont a parlé Edwige Duterrage Baudin – Directrice des Relations Sociales chez Ikea France – qui arrive sans doute à son terme, ou plutôt devrait arriver à son terme. L’élite cherche à séduire la base, les entreprises ses salariés, les parents leurs enfants, les gouvernants, les citoyens. Or la question de la séduction est biaisée car elle crée une escalade du toujours plus. Et surtout elle contribue paradoxalement à discréditer les paroles d’expert. Le populisme peut lui aussi gagner demain la sphère de l’entreprise quand la parole des collègues aura plus de crédit que celle de la direction. La question n’est donc pas tant de répondre aux attentes individuelles -qui augmente l’individualisme- mais de savoir proposer un travail qui a du sens, donner les moyens de le réaliser, et de prêter attention à la qualité de la relation, d’une expérience collaborateur réussie. Travailler à les rendre fiers. La question de qu’est-ce qu’on aime faire dans son travail est gage de responsabilité et d’autonomie. En parallèle, ce qui permet de souder un collectif, c’est de s’adresser à une logique collective, d’assumer pleinement que si l’individu ne s’y retrouve pas, il peut avoir du sens et de la fierté d’être au service du collectif.
6 – Un rapport à la réalité bouleversé
La montée de l’individualisme apparait à mon sens comme une protection psychique, un rempart contre la déception, ce qui n’est pas paradoxal avec un besoin fort d’un collectif soutenant. Freud écrivait il y a un siècle : »en reconnaissant l’importance du travail, on contribue, mieux que par toute autre technique de vie, à resserrer les liens entre la réalité et l’individu ; celui-ci en effet, dans son travail, est solidement attaché à une partie de la réalité ». Or c’est sans doute cette réalité qui se trouve aujourd’hui totalement bouleversée. C’est elle qui n’est pas suffisamment nommée et qui nuit au sens au travail. « Quand le patron descend à la cave » pour reprendre la formule de Franck Coste, il donne en fait au travail une réalité par sa présence. L’autre façon de redonner sa place au réel, c’est aussi réduire la temporalité des projets comme le propose également Franck Coste, CEO chez Champagne Chanoine Frères – Groupe Lanson BC.
7 – La désarticulation entre travail et emploi
Un défi organisationnel apparaît nettement au travers des désengagés et du modèle de l’équilibriste. Ce qui ne fonctionne plus c’est la désarticulation entre travail et emploi : il est désormais possible de détester son travail tout en étant à tout prix attaché à son emploi et inversement. Ce qui signe un rapport utilitariste au travail. Les collaborateurs devenant consommateurs de leur emploi. Le fait que les décisions soient prises par un corps étroit avec mise à distance des autres élites produisent probablement cet effet. On pourrait aussi ici faire référence à la façon dont le travail a perdu son sens à l’hôpital par exemple. C’est empêcher le travail que de faire vivre les individus sous une pression constante, à nous transformer en clients les uns des autres, à nous enchaîner à l’obsession de la rentabilité, du chiffre d’affaires, des statistiques.
8 – Un rapport au temps devenu essentiel
Le télétravail facilite le travail d’équipe. Sans doute que de se retrouver plus en autonomie depuis chez soi avec la Covid, a permis de faire ressentir le plaisir de travailler. Aimer ce que l’on fait et le percevoir comme utile aboutit à un sentiment d’équilibre. Tout comme assumer l’usage que l’on fait de son temps, réaliser quelque chose sur une base quotidienne, et avoir le sentiment de contrôler son temps, sous-tendent la satisfaction ressentie par rapport à l’usage du temps. La satisfaction subjective par rapport à l’usage du temps est en train de devenir l’un des prédicteurs de bien-être les plus importants. Reste à s’intéresser de la part des entreprises comme des salariés aux éléments non plus comptables du temps de travail et de loisirs (ratio d’heures), mais à leurs éléments subjectifs et au sentiment d’une distribution bénéfique entre ces sphères. Que ce soit pour réaliser un travail ou s’adonner à des loisirs, il s’agit de permettre -et de se permettre- d’avoir le sentiment de disposer de suffisamment de temps. La pénurie de temps étant à coup sûr l’un des facteurs les plus réducteurs du niveau de bien-être.
9 – Le travail, une façon d’être ensemble
La question du sens est portée par le projet d’entreprise. L’être humain est un être de sens. On cherche tous un travail qui a du sens mais nous avons aussi du sens à donner à notre travail et la valeur qu’il occupe dans nos vies. Réconcilier le collectif et l’individu, c’est redonner sa place au travail, ne pas le cantonner à être un gros mot, en faire le centre des échanges. Le travail, ce n’est pas seulement de la performance, ni des résultats, notions qui ne sont pas à l’origine historique du travail. Le travail, psychiquement, c’est une façon d’être ensemble, d’avoir un projet. Autrement dit, il est urgent de remettre au cœur de nos sociétés l’intérêt pour le travail. Or paradoxe terrible : en dehors de processus contraint les individus n’ont souvent pas le sentiment de travailler. Combien d’artistes s’entendent souvent dire que leur métier n’est pas du travail ! Comme si le sens du travail se trouvait uniquement dans celui de gagner de l’argent, bref dans la douleur et la sueur ! Si on considère le travail de façon péjorative comme un sacrifice on a tendance à aggraver la situation. Or tous nous savons que nous ne travaillons pas seulement pour de l’argent. Nous travaillons pour obtenir notre reconnaissance au sein d’une communauté. Pour paraphraser Marx, on pourrait dire que les hommes font le travail -l’histoire- mais ne savent pas qu’ils le -la- font.
10 – Le véritable intérêt du travail
Notre appétit de psychologie et développement personnel trouve aujourd’hui ses limites. A trop s’interroger sur nous-mêmes, à trop vouloir « ranger » ses congénères dans des cadres de personnalités bien définis, à trop vouloir nourrir son propre besoin, on perd de vue le véritable intérêt du travail. On en oublie combien l’interaction, la relation nous en dit bien plus long sur nous-mêmes que tous les manuels de psy. Car il n’est de conscience de soi que dans la relation aux autres. Et le travail est le lieu par excellence où la confrontation à l’autre a lieu. On en fait tous les jours, et parfois même difficilement, l’expérience, entre collègues ou dans les relations managériales. Notre subjectivité se construit aussi à cette occasion en se confrontant aux obstacles ou aux épreuves qui vont la transformer. Ce que Frank Coste a nommé toute à l’heure par la formule : « pas de prise de conscience sans choc émotionnel ». Dans la « dialectique du maître et de l’esclave », Hegel nous explique que, « l’existence d’autrui est indispensable à l’existence de ma conscience comme conscience de soi ». La connaissance de soi requiert donc la reconnaissance de soi par l’autre. La conscience va ensuite prendre conscience d’elle-même. Elle ne saurait le faire efficacement par l’introspection mais plutôt par l’action. Le travail pour Hegel est anthropogène c’est à dire qu’il fait de nous des humains. Mais pas seulement. Dans le travail, il y a ce désir d’être reconnu par un autre. Et d’y trouver, voire de s’y prouver, sa valeur. Ce qui rejoint la thèse de Kant selon lequel, il est indispensable de travailler pour parvenir à l’estime de soi.
En conclusion, je dirai qu’il y a comme une urgence à se saisir de ce sujet comme un enjeu de société.
L’entreprise ne produit pas de la réussite si elle ne produit pas de la coopération, de la conscience de soi à travers la conscience de l’autre. Car ce que nous avons à « réussir » c’est un monde où se réalise la conscience de notre altérité pour plus de solidarité et de bienveillance entre les hommes. Un monde où le travail n’est pas seulement considéré en termes de salaires ou de gains, en termes de réussite sociale ou de carte de visite mais aussi et surtout de dignité et de fierté d’être à plusieurs responsables d’un « bel ouvrage ».
Je voudrai conclure cette matinée avec les mots de Boris Cyrulnik « Le laboureur et les mangeurs de vent, liberté intérieure et confortable servitude » paru chez Odile Jacob :
« Comment vivrait-on sans engagement ? Nous serions des âmes errantes emportées par le vent des idées, sans but, sans rêves à réaliser. Notre existence n’aurait pas de sens, pas d’émotions, pas de plaisir ou de désespoir à vivre. Ce serait le bonheur des calmes plats, le sentiment de ne pas vivre ».
Merci.