L’Entreprise engagée : quels modèles pour l’après ? par Daniel Baroin

Si aucune labellisation officielle ne définit ce qu’est une entreprise engagée, on peut se risquer à qualifier d’engagées des entreprises qui intègrent les défis sociaux et environnementaux au cœur de leur stratégie et qui font de l’engagement sociétal long terme une source de performance et d’implication de leurs collaborateurs

Dans un contexte de crise sanitaire sans précédent, ce modèle d’entreprise engagée devient fortement d’actualité. Il fait référence aux entreprises qui s’impliquent activement dans la prévention des risques et la préservation de la santé de leurs collaborateurs et à celles qui multiplient les initiatives pour témoigner de leurs solidarités et de leurs responsabilités vis-à-vis des clients, des prestataires ou du personnel soignant .Chacun a en tête les mesures annoncées par des grand groupes (LVMH, l’Oréal, Danone, Accor.. ) et nombre de  PME        ( Les Tissages de Charlieu, Virtuo, la Martiniquaise … ) pour la fabrication, les dons de masques, la fourniture de gel hydroalcoolique, le soutien financier aux fournisseurs et l’aide aux associations.

Les dirigeants des entreprises les plus concernés pour répondre aux besoins vitaux de la population cherchent à engager leurs salariés en magnifiant leurs rôles en ces moments si difficiles. Dans une lettre aux collaborateurs de Carrefour, le PDG, Alexandre Bompard, remercie vivement les équipes en concluant  « mais vous n’êtes plus seulement Carrefour ; vous êtes le service public de l’alimentation. Vous nourrissez les Français et vous rappelez à tous que notre rôle est un rôle vital, un rôle social, un rôle profondément humain »

Ainsi face à la crise du coronavirus, nombre d’entreprises se révèlent, solidaires, engagées pour le bien commun aux côtés des pouvoirs publics et de la société civile.

A un moment où les idées fleurissent sur l’après et sur comment faire évoluer de façon durable nos modèles et nos comportements, la question de l’entreprise engagée, ses formes d’expression, sa contribution à une création de valeur responsable mérite réflexion.

 Les exemples d’Orange, Pernod Ricard, Danone

En décembre 2019, juste avant le déploiement de la pandémie, le groupe Orange présentait son plan à cinq ans aux investisseurs intitulé « Engage 2025 ». Derrière ce titre emblématique se trouve un objectif affirmé de mettre au cœur de la performance durable un modèle d’entreprise, guidé par l’exemplarité sociale et environnementale. Concrètement le groupe Orange déclare s’engager pour l’inclusion pour que chacune et chacun puisse bénéficier de la révolution digitale notamment par une plus grande couverture numérique des territoires, des offres accessibles aux foyers à faible revenu  et des actions de formation et d’accompagnement des exclus du numérique.

Le défi climatique est le second axe de l’engagement au cœur du plan stratégique d’Orange. Le Groupe se fixe un objectif ambitieux : neutre en carbone d’ici 2040 malgré l’explosion des données sur les réseaux, recours accru aux énergies renouvelables, effort sans précédent d’efficacité énergétique

Pour accompagner cette évolution, le groupe formalise dans la foulée sa raison d’être et compte mettre en place un plan ambitieux de montée en compétences et de reconversion professionnelle de plus d’1,5 milliard d’euros ouvert à tous les collaborateurs dans le monde.

Il est intéressant de noter que ce plan Engage 2025 survient à un moment où les résultats du baromètre salariés donnent quelques signes d’essoufflement sur les indicateurs caractéristiques de l’engagement des salariés du groupe et notamment l’indice de recommandation, la fierté d’appartenance, la compréhension de la stratégie, et la reconnaissance des parcours professionnels.

Autre exemple intéressant, le groupe Pernod Ricard, qui considère qu’une performance économique pérenne passe par un engagement fort de ses collaborateurs et une feuille de route RSE long terme en lien avec les objectifs de Développement Durable de l’ONU.

Lors de l’assemblée générale des actionnaires en novembre 2019, le PDG Alexandre Ricard rappelait que la croissance des résultats s’expliquait par un engagement exceptionnel de ses employés comme en témoignaient  les résultats de la dernière enquête conduite auprès des 19 000 collaborateurs du groupe: un taux de réponse de 85 %, un taux d’engagement de 88 % considéré comme un taux les plus élevés au monde et une proportion très importante d’employés, 95 %, fiers de faire partie de l’entreprise.

A la  différence d’un groupe comme Orange qui intègre une contribution positive à la société et à la planète au cœur même du plan stratégique et dans sa raison d’être , Pernod Ricard opte pour une formalisation somme toute classique de son ambition (« Devenir le leader du secteur des vins et spiritueux ») tout en s’engageant sur une feuille de route RSE 2030 qui entend répondre aux grands enjeux auxquels le groupe et le monde sont confrontés : valoriser l’humain, préserver les terroirs, agir circulaire, promouvoir une consommation d’alcool responsable. Par ailleurs les dirigeants et le management accordent une attention particulière à une culture d’engagement des collaborateurs, faite d’autonomie et de convivialité qui incitent à se dépasser et à porter haut et fort les valeurs de l’entreprise

Quant au groupe Danone qui a été une entreprise référente en matière d’engagement par son double projet économique et social, son business model 2030 se structure en soi autour de trois moteurs d’engagement :

  • Engagement au niveau du métier et de la raison d’être de l’entreprise. Il s’agit d’offrir une expérience alimentaire de premier rang, de générer une croissance durable et rentable, d’être certifié B corp
  • Engagement au niveau des marques à travers les convictions qu’elles portent au service des communautés qu’elles servent, les objectifs qu’elles se fixent pour préserver la planète et renouveler les ressources
  • Engagement des salariés et des partenaires autour d’un modèle basé sur la confiance, l’attention portée à la personne et à l’inclusion des acteurs les plus fragiles de la chaine de valeur

 

En un sens, Danone entend porter, dans une perspective de création de valeur pérenne, un modèle intégré d’entreprise engagée, qui plus est activiste et militante. Son PDG, Emmanuel Faber, multiplie les déclarations et les initiatives pour promouvoir une agriculture régénératrice, la révolution de l’alimentation, l’entreprise inclusive.

Pour ces trois groupes français, côtés au CAC 40, il est intéressant de noter tout d’abord que leur modèle d’engagement s’inscrit dans une histoire singulière : une vision humaniste des fondateurs, ancrée fortement dans la culture de l’entreprise (Danone, Pernod Ricard), la volonté de surmonter un traumatisme (la vague de suicides chez FranceTelecom) par un leadership et un contrat social renouvelés.

Les différences entre les trois groupes restent toutefois substantielles. D’un côté, le groupe Pernod Ricard se rapprocherait plus d’un « capitalisme anglo-saxon des parties prenantes » prêt à s’investir sur les collaborateurs, les territoires, à protéger l’environnement et à se comporter en leader responsable. Danone s’inscrit dans une ambition sociétale plus globale «One Planet. One Heath » et structure son business model en conséquence. A mi-chemin,  le groupe Orange, fort de la conviction que les entreprises qui n’assument pas leurs responsabilités sociales et environnementales seront disqualifiées, place ses priorités d’engagement, l’inclusion numérique et l’environnement, au centre d’une stratégie d’adaptation à un environnement en pleine mutation.

  • La recherche d’un modèle d’ entreprise engagée n’est pas l’apanage des grandes entreprises.

En se déclarant Entreprise à mission avec une raison d’être ambitieuse « reconnecter ses communautés à la nature », le groupe Rocher, ETI familiale diversifiée dans ses produits (marques Yves Rocher, Petit Bateau…) et très internationalisée, ouvre le banc des annonces du secteur des entreprises du secteur privé concurrentiel optant pour le statut engageant d’entreprise à mission. L’ambition affichée est de développer un écosystème durable qui combine création de richesses, innovation frugale, et écologisme humaniste, convictions que le Groupe nourrit depuis sa création. Comme l’annonce son PDG, Bris Rocher, petit-fils du fondateur Yves Rocher, notre raison d’être et cette nécessité de renouer le lien entre les acteurs de notre écosystème et la nature devra donc être au cœur de toutes nos actions. L’entreprise n’est certes qu’au stade de l’expression d’un sens collectif fort et de déclarations d’intentions. Il conviendra de suivre comment cette raison d’être et ce nouveau statut  d’Entreprise à mission vont se déployer au sein des différentes entités du groupe et comment cela contribuera stimuler l’engagement des parties prenantes et en tout en premier lieu celui des collaborateurs.

 

Autre exemple, parmi les multiples PME qui initient des actions positives, pour le territoire, l’environnement, l’inclusion, la société marseillaise Kaporal, spécialisée dans la fabrication et la distribution de jeans, venue témoigner lors du Forum de l’Engagement sur l’engagement pluriel  https://observatoire-engagement.org/wp-content/uploads/2018/06/Etude-Engagement-Puriel-Obs-Engagement-Paris-Dauphine.pdf  Depuis 2015, cette entreprise a mis en place  des opérations conséquentes de collecte et de recyclage de jeans en partenariat avec un atelier de couture d’insertion et des jeunes créateurs ; Par ailleurs et suite à l’initiative d’un groupe de salariés souhaitant s’investir dans des actions pour l’environnement et l’inclusion, les dirigeants ont soutenu en interne un programme Kaporal Ekolo centré sur le recyclage et le handicap. Ainsi chez Kaporal l’engagement de l’entreprise se marque de façon pragmatique par des actions concrètes, certaines en lien avec le métier, d’autres portées par les collaborateurs, fiers de leur marque et souhaitant s’investir personnellement.

 

Il est difficile de parler d’entreprise engagée sans évoquer également cette émergence foisonnante de dynamiques entrepreneuriales qui pose le bien commun comme finalité de l’entreprise. On pense, bien évidemment aux entreprises du secteur social et solidaire (association, coopératives, fondations..) mais aussi à cette vague de projets, de start up qui s’investissent dans le champ de la mobilité durable, de l’économie circulaire, de l’inclusion Au sein de ces entreprises, l’’engagement se nourrit de la force du  Purpose (du sens collectif) , de la collaboration, de l’innovation technologique et de manières différentes de travailler. Mais ne soyons pas angélique, l’engagement peut trouver aussi ses limites par des comportements peu vertueux des fondateurs, des pratiques intensives de travail à la limite de l’épuisement, sans compter les dérive bureaucratiques ou politiques de nombre d’entreprises du secteur solidaire et social.

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  • Diversité des modèles d’engagement, rôle clé du management

 

Avec la pandémie, on re découvre le spectaculaire engagement du personnel soignant,  celui des travailleurs de la logistique, de la distribution et nombre de professions en première ligne aux conditions de travail difficiles et souvent mal rémunérés. On mesure aussi toute l’importance de la reconnaissance comme levier déterminant de l’engagement des personnes et comment les applaudissements peuvent se révéler tout aussi importants que la prime.

La crise sanitaire révèle par ailleurs la responsabilité et l’expression de formes de solidarité des entreprises à l’égard de l’ensemble des parties prenantes. Plus globalement une tendance de fond se dessine : l’émergence d’un modèle d’entreprises engagées qui intègrent les défis sociaux et environnementaux au cœur de la stratégie et qui font de cet engagement sociétal long terme une source de performance et d’implication de leurs collaborateurs. Les contours de l’entreprise engagée restent multi formes, fonction de la vision des dirigeants, de la culture de l’entreprise et du type de capitalisme.

L’inscription au cœur même de la raison d’être de l’entreprise d’une contribution positive à la planète, relayée par des produits et des services différenciants, et associé à un réel partage de la valeur créé devient un modèle inspirant qui se diffuse et qui connaitra sans aucun doute une accélération après la crise sanitaire. Quand les projets ont du sens, que les relations sont construites sur la collaboration et la confiance, les personnes sont prêtes à s’engager sans jamais oublier toutefois que c’est in fine le management qui demeurera la figure clé de l’engagement.