La polémique récente sur l’aspect « essentiel » ou non de produits comme les livres, a montré le caractère flou de cette notion et la difficulté à parvenir à un consensus. C’est cette même idée, pourtant, que plusieurs sociologues avaient mobilisée au printemps dernier, pour distinguer les métiers dits « essentiels » des autres, dénoncer la hiérarchie actuelle des professions, et mettre sur la sellette certains métiers (tels ceux de consultant ou de conseiller politique) considérés comme trop bien payés pour leur réelle utilité sociale.

Ces prises de position ont eu le mérite de pointer des grandes inégalités salariales choquantes et la nécessité de revaloriser certains métiers « de première ligne », pénibles et émotionnellement exigeants, que la crise sanitaire a mis sur le devant de la scène.

Mais faut-il pour autant laisser penser que d’autres métiers sont inutiles ou que leurs salaires ne trouvent pas de justification ? Le projet d’une nouvelle hiérarchie des rémunérations, fondée sur le critère d’utilité sociale, nécessite réflexion. Nous pensons que notre étude menée auprès de 192 salariés dans des secteurs différents (santé, commerce, banque/assurance, ingénierie, juridique etc.) sur la perception par les salariés eux-mêmes de l’utilité sociale de leurs métiers permet d’éclairer le débat.

Un caractère éminemment subjectif

L’aspect multidimensionnel de la notion nous a très vite sauté aux yeux. Cette utilité sociale peut être perçue comme directe (« Sans mon travail, les magasins ne seraient pas approvisionnés ») ou indirecte (« Je suis utile car le monde fonctionne aujourd’hui grâce à l’électronique »).

Elle peut être ressentie comme immédiate (« Je réponds aux besoins d’usagers ») ou de moyen/long terme (« Je forme les citoyens de demain »). Les salariés dont le métier a une utilité sociale indirecte et de moyen/long terme, par exemple parce qu’ils travaillent au sein d’une grande organisation, sans contact direct avec des clients ou usagers potentiels, sont nombreux à se plaindre que leur utilité est difficile à expliquer et donc peu visible et reconnue.

La perception d’utilité varie également en fonction des personnes à qui s’adresse le travail. La cible peut être très locale – des collègues ou clients – ou au contraire globale (« Je participe à des projets de création de variétés de plantes comestibles pour mieux nourrir la planète »).

Certains salariés se satisfont d’être utiles dans leur environnement restreint, c’est le cas par exemple de RH qui ont le sentiment d’être au cœur de la vie de leur organisation en ces temps de crise. D’autres salariés ont besoin de se sentir utiles vis-à-vis d’une cible plus lointaine et globale pour donner du sens à leur activité.

Notre recherche a montré que, bien sûr, tous les salariés ne se sentent pas également utiles : certains admettent qu’ils recherchent leur intérêt personnel beaucoup plus qu’un impact sur la société. On a pu par ailleurs distinguer ceux qui se sentent indispensables (« Sans moi, le bloc opératoire ne peut pas tourner ») de ceux qui estiment leur travail accessoire (« Je ne pense pas que la parfumerie soit une priorité pour tout le monde »). Les individus qui perçoivent que leur travail a surtout une utilité personnelle et qui ne se sentent pas indispensables, ont, de manière assez compréhensible, tendance à se sentir peu utiles socialement, allant pour certains jusqu’à s’interroger sur le sens de leur activité et sa dimension « mercantile » (c’est le cas notamment d’individus qui exercent dans le milieu de la finance, de l’assurance, du marketing). Le caractère indispensable ou accessoire attribué à un travail reste pour autant éminemment subjectif : certains métiers (ex. médecin, éboueur) sont unanimement considérés comme indispensables alors que d’autres font débat, en témoigne la controverse actuelle sur le métier de libraire.

Pas de corrélation avec le salaire

Nous avons poursuivi nos analyses en examinant les liens entre le niveau de revenu et la perception d’utilité sociale. Le pourcentage de salariés qui se sentent socialement utiles est de 60 % pour les personnes dont le salaire net mensuel est inférieur à 1 400 euros, 77 % entre 1 400 et 1 700 euros, 90,5 % entre 1 700 et 2 000 euros, 68 % entre 2 000 et 2 800 euros, 61 % entre 2 800 et 4 700 euros, et 71 % pour ceux dont les revenus excèdent 4 700 euros. Bien malin celui qui en tirera une conclusion générale quant aux liens entre salaires et utilité sociale !

Oui, il existe des métiers socialement utiles et mal payés qu’il est urgent de revaloriser. Mais nos données incitent à se méfier d’un renversement brutal des hiérarchies au profit de métiers dits « essentiels », qui ont surtout la caractéristique d’être faciles à repérer par le grand public, car ayant une utilité directe et immédiate.

Nos résultats montrent aussi combien il est difficile d’établir une corrélation entre utilité sociale perçue et niveau de salaire. Les plus utiles ne sont ni les mieux ni les moins bien payés.

Il ne nous paraît donc pas légitime d’attribuer une valeur idéologique aux métiers de première ligne et de dévaloriser ceux dont l’impact se mesure de façon indirecte et à moyen/long terme. Un tel raisonnement pourrait aboutir à des effets pervers redoutables. La régulation du marché du travail doit passer par d’autres voies.

 

Article publié dans The Conversation le 16 novembre 2020, par Mélia Arras Djabi et Serge Perrot.
Consultez l’article sur The Conversation